SOUS LE SOLEIL D'OUPLISTSIKHE

Chaque mois, nous essayons de récolter des expériences de tailleurs de pierre et des passionnés de cailloux à l'étranger, notamment dans la zone d'Eurasie. Vous y trouverez donc des histoires riches et des regards différents ! Ce mois-ci, nous avons l'honneur de pouvoir partager les mots d'Ombeline Tamboise, réalisatrice documentaire, qui nous fait voyager dans l'intime des roches d'une ancienne cité troglodyte : Ouplistsikhe.

UN AUTRE REGARD

Ombeline Tamboise

8/13/20245 min read

Mais… c’est peut-être tout simplement lié au savoir-faire et aux connaissances techniques de l’époque, me disent-ils. Les bâtisseurs se sont constamment inspirés les uns des autres et des avancées de leurs contemporains. On reprenait ce qui fonctionnait le mieux. Il fallait faire quelque chose qui tienne et qui offre des volumes élégants. Le décalage entre mon aspiration esthétique et les raisons concrètes avancées par Louis et Orianne me donne le vertige. Je reprends la mesure du savoir technique et de ses implications dans l’évolution artistique. Je pense à la longue marche de l’humanité depuis Ouplistsikhe vers nos édifices de verre et de fer. Je réalise la manière dont le contact avec la matière et sa résistance a déployé l’inventivité humaine. La matière nous confronte, réveille l’immensité de nos désirs, nous frustre. Et de cette confrontation jaillit la singularité d’une époque.

Je sors de la grotte émue. Je vois à nouveau les longues courbes et les précipices dessinés par la roche, et les intérieurs brûlés par les différents envahisseurs qui ont fait paître leurs troupeaux dans les caves, sans respect pour la richesse du passé.

Et je me dis que si la mémoire de ces hommes, de leurs rêves, de leur sensibilité disparaît, alors c’est la possibilité de retrouver une connexion avec la matière qui s’effacera avec elle.

De haut en bas : Détail de la roche sur le site d'Ouplistsikhe ; Louis Dutrieux et Ombeline Tamboise devant l'église de Ruisi

À une vingtaine de km de l’atelier dans lequel Louis et Orianne travaillent se trouve la cité troglodyte d’Ouplistsikhe, un des plus anciens établissements humains du Caucase, creusé dans la roche à l’âge de Fer. La ville s'est développée dès le premier millénaire avant Jésus-Christ, a connu un âge d’or de 600 av. J.-C. à 337 apr. J.-C., date de la conversion au christianisme de la Géorgie. La cité fut l'un des plus importants sanctuaires païens de la région et un lieu d'étape central pendant le Moyen Âge sur les routes de la Soie.

Je suis Ombeline et je prépare un documentaire sur la Route de la Pierre.

Ce mois de juillet j’ai rejoint Louis et Orianne en Géorgie.

Vue de la cité troglodyte d'Ouplistsikhe.

Je me sens en contact avec le mystère du trajet de notre humanité. D’une paroi qui ressemble fortement ici à un utérus, avec tout l’aspect fusionnel et liquide qui en découle, à la séparation qui implique le fait de créer des formes, de faire intervenir l’art et le langage. Du ventre de ce gros ours tendre à la prestance d’Apollon, il y a tout le trajet des découvertes, des échanges, des relations entre les cultures. Qui sont tous ces hommes qui ont travaillé de siècle en siècle pour que l’on aboutisse ici à une colonne romaine ? À quoi pensaient-ils ? Qu’aimaient-ils ? Comment ont-ils conçu le monde et quels sont les liens qui les ont conduits à ce choix ?

J’en parle à Louis et Orianne. Je leur dis aussi que j’aurais aimé voir ici une architecture singulière, typique de la région, que je ne comprends pas le choix de reprendre les codes romains.


Copyright, Ombeline Tamboise.


Ce matin, en arrivant à Ouplistsikhe, je suis un peu frustrée. Trois mille ans d’histoire et les premières trouvailles techniques de l’humanité se tiennent devant moi, mais je peine à prendre la mesure du miracle. Le site est absolument sublime. Des masses de pierre s’ouvrent, se découpent et se fondent les unes dans les autres comme des morceaux de roche liquide, des arceaux taillés dans la matière offrent des points de vue stupéfiants sur le paysage. C’est magnifique et je suis heureuse de voir cela.

Mais je ne parviens pas à m’y connecter entièrement. Des gamins en habits de couleur vive sautent et poussent des cris pendus aux mains de leurs parents qui foulent aux pieds ces joyaux millénaires, la guide me déroule une succession de dates qui me fait l’effet d’une langue morte. De la pierre morte. J’ai besoin de retrouver la sensation de la pierre, d’une mémoire archaïque, peut-être encore inscrite dans mon corps, une vie en moi que je pressens et dont je cherche à découvrir le chemin.

Il fait chaud, les rayons du soleil tombent droit sur la surface du grès et se réverbèrent. Je suis fatiguée. Je me pose à l’intérieur d’une grotte choisie au hasard, sans écriteau. Je suis tranquille, l’obscurité m’apaise. Je sors mon appareil photo. Et soudain, je la vois. Cette vieille grand-mère millénaire, toute tâchée avec sa peau craquelée. Une gorge découpée forme un tunnel de lumière devant moi. Les rayons se reflètent sur les parois et dessinent des ronds blancs à différents endroits de la cave. Sur ma droite également, des piliers de style romain ont été grossièrement sculptés.

Différentes vues de l'intérieur de la ville d'Ouplistsikhe. Les trois photos de droite mettent en évidence les jeux de lumières décrit.

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